Le bruissement grandissant des rumeurs se transforme en annonces officielles et l’intérêt croissant affiché par les fonds d’investissement pour les cabinets d’expertise comptable se concrétise dans des prises de participation partielle ou intégrale. Jusqu’à présent, à l’exception de quelques opérations marginales, les investisseurs financiers gravitaient dans notre écosystème auprès des éditeurs de logiciels sous forme de levées de fonds, avec la promesse sous-jacente que la maturité des technologies entrainerait le remplacement des Hommes par les robots.

Faut-il voir dans cet intérêt revigoré que cette promesse est devenue chimère ?

Le marché identifie-t-il une valeur ajoutée allant au-delà de l’établissement des déclarations comptables, sociales, fiscales ?

Ou anticipe-t-il, dans une vision à plus long terme, un effondrement de la frontière entre éditeurs de logiciels et professionnels du conseil devenus des « experts-comptables augmentés » ?

Au-delà de cette aspiration stratégique, l’atout premier de notre profession aux yeux des financiers est la récurrence de notre chiffre d’affaires et la faible rotation de la clientèle plus favorable à une stratégie de croissance externe qu’endogène.

Certains analystes s’aventurent dans un parallèle avec le marché des laboratoires d’analyse qui connut un phénomène de concentration massif avec l’entrée de groupes financiers. Cette concentration alimenta une augmentation spectaculaire des valorisations des laboratoires, conséquence logique du déséquilibre entre offre et demande, et de la rupture du « plafond bancaire » des 7 années de financement

Rappelons que sous l’impulsion européenne, les conditions de détention du capital social de nos cabinets sont très largement assouplies et que seule une majorité de deux tiers des droits de vote doit être entre les mains des professionnels inscrits à l’Ordre, la détention du capital par des tiers n’étant pas limitée. Ce niveau d’ouverture est largement supérieur à celui des laboratoires où les conditions de détention du capital demeurent plus strictes, ce qui démontre que la tombée de cette barrière n’explique pas, à elle seule, le phénomène.

En réalité, l’arrivée des fonds concorde avec plusieurs facteurs favorables à un mouvement de concentration de notre marché.

Tout d’abord, de nouveaux profils de cédants de cabinets, d’un âge relativement jeune, émergent. Ces profils expriment soit une crainte pour l’avenir d’un mode d’exercice solitaire de la profession, soit un ras-le-bol du métier alimenté par la pénurie de collaborateurs, une pression baissière sur les prix, les évolutions législatives permanentes, l’épuisement issu du Covid ou encore l’impact de la loi PACTE et le spectre de la réforme des retraites. Ces profils apparaissent ainsi sur le marché de la transaction de cabinets, soit pour céder le leur, soit pour s’adosser à des cabinets plus importants, voire se regrouper avec des acteurs de leur taille. Pour ceux qui souhaitent bénéficier d’un cash-out dans l’opération afin de sécuriser leur patrimoine, l’arrivée des fonds d’investissement est une aubaine. Ces nouveaux profils rééquilibrent sensiblement l’offre et la demande sur le marché de la cession de cabinet, historiquement très défavorable aux acquéreurs.

Ensuite, les stratégies de build-up reposent sur l’acquisition et le regroupement de plusieurs acteurs d’un même marché en vue de générer des synergies, ce qui sous-entend une capacité à amortir des coûts fixes. Or, la principale charge d’un cabinet est sa masse salariale productive, charge qui est variable à long terme et donc, a priori, non source d’économie d’échelles. Mais la généralisation de l’automatisation comptable conduit à rendre « fixe » une partie de ce coût de production au travers d’investissements informatiques (licences, développements personnalisés …) qui devraient s’accélérer sous l’ère de la facture électronique. Parmi les nouveaux investissements à assumer pour les cabinets, la communication apparaît comme incontournable pour acquérir des clients, mais aussi pour bénéficier d’une marque employeur forte permettant de lutter contre la pénurie de collaborateurs. Des tels investissements ne sont envisageables qu’à partir d’une certaine taille critique.

Enfin, avec une stratégie de build-up, les fonds peuvent envisager d’augmenter la palette des services connexes à ceux de l’expertise comptable proposés aux clients, tel que le courtage, la gestion de patrimoine ou encore la transaction.

Doit-on pour autant s’attendre à subir la même évolution que les laboratoires d’analyse ? Difficile d’être affirmatif car il existe trois limites.

Tout d’abord, comme évoqué précédemment, la structure des coûts de nos cabinets demeure majoritairement variable à ce jour, ce qui plafonne les économies d’échelle et freine l’augmentation des valeurs des cabinets. Or, l’exposition des prix de cession a été un moteur indispensable à l’ultra-concentration chez les laboratoires. Si une hausse de la valeur des cabinets est à attendre, elle devrait être d’une ampleur moindre.

Une autre différence est l’importance de l’intuitu personae de notre métier. Le patient choisit généralement son laboratoire pour sa proximité géographique et n’a jamais de contact direct avec le biologiste. Dans les cabinets d’expertise comptable, la proximité géographique est rarement un critère de sélection du prestataire, et la clientèle demeure très attachée aux contacts avec l’expert-comptable. Sur le marché de la TPE, la déshumanisation des cabinets comptables connaît aujourd’hui un succès très limité et semble illusoire.

Enfin, face aux transformations à venir dans la profession, tous les cabinets ne sont pas au même stade d’évolution. L’adoption des nouveaux métiers de l’accompagnement et l’avancement dans l’automatisation de la production comptable sont inégaux au sein de la profession, et les cabinets les plus en retard en la matière ne devraient pas être ciblés par les fonds d’investissement, et donc bénéficier de la hausse des valorisations.

En conclusion, l’arrivée des fonds d’investissement sur le marché de l’expertise comptable est en réalité un révélateur de l’apparition de facteurs favorables à la concentration, plus que l’origine elle-même de ce phénomène. S’il est très probable que des opérations de build-up se réalisent dans les prochaines années, nous pouvons estimer qu’elles demeureront marginales par rapport aux opérations locales plus modestes d’adossements/regroupements qui devraient, elles, se multiplier. En effet, une taille excessive est difficilement compatible avec le maintien de l’esprit entrepreneurial qui anime l’expert-comptable indépendant et qui est une source d’enrichissement dans sa relation avec ses clients TPE/PME.

Gilles BÖSIGER
Président
Ensemble pour agir

Camille BOIVIN
Vice-président
Ensemble pour agir