Le 4 octobre 2022, la chambre criminelle de la cour de cassation a rendu un arrêt (21-85.594) relatif à l’interprétation du périmètre de la prérogative d’exercice de notre profession. Dans le cadre de cette décision, un cabinet d’expertise comptable régulièrement inscrit au tableau a été condamné à une amende de 30 000 euros avec sursis pour complicité d’exercice illégal.

Nous ignorons les conséquences disciplinaires qui en découleront.

Dans l’affaire objet de la décision, le cabinet faisait appel à une société non-inscrite à l’Ordre (que nous désignerons « sous-traitant » ci-après) pour exécuter des « prestations comptables, telles que saisie de comptabilité et établissement des déclarations fiscales ». La relation liant le cabinet et le sous-traitant est un contrat de sous-traitance, les clients finaux étant exclusivement liés contractuellement au cabinet.
Le cabinet avait ainsi recours aux ressources humaines d’un sous-traitant non-inscrit à l’Ordre pour exécuter partiellement les missions auprès de ses propres clients.

Selon le prisme doctrinal admis jusqu’à cet arrêt, cette situation aurait dû être analysée sous l’angle de la suffisance ou insuffisance de la supervision du cabinet sur les travaux du sous-traitant. En effet, l’absence de supervision conduirait naturellement à conclure que le cabinet est dans un schéma de couverture de l’exercice illégal du sous-traitant. A l’inverse, en présence d’une supervision des travaux, il n’y aurait pas lieu d’estimer que les travaux visés par un professionnel de l’Ordre sont constitutifs d’un exercice illégal, et donc de couverture.
Toutefois, dans cette décision, ce n’est pas l’axe d’attaque qui a été retenu. En effet, le demandeur, en l’occurrence le Conseil National de l’Ordre des Experts-comptables, a entendu étendre le périmètre du délit de couverture d’exercice illégal à toute relation de sous-traitance avec un prestataire non-inscrit, sans tenir compte du niveau de supervision exercé par le confrère donneur d’ordre.

La cour de cassation a donné droit à cette volonté politique en retenant les trois motifs suivants :

  1. L’article 20 de l’ordonnance de 1945 énonce qu’« Exerce illégalement la profession d’expert-comptable celui qui, sans être inscrit au tableau de l’ordre en son propre nom et sous sa responsabilité, exécute habituellement des travaux prévus par les deux premiers alinéas de l’article 2 ». Selon le juge, la notion d’exécution s’analyse de manière objective, c’est-à-dire eu égard à la qualité de leur auteur direct, sans tenir compte de l’existence d’un lien ou non avec le client final. Autrement dit, pour la cour de cassation, la prestation est illégale dès lors que l’auteur n’est pas inscrit à l’Ordre, peu importe qu’il ne soit pas directement lié au client final et que son client direct soit un donneur d’ordre inscrit à l’Ordre supervisant ses travaux.
  2. Pour appuyer l’argument précédent, la cour de cassation rappelle que le sous-traitant effectue ses travaux sous sa propre responsabilité à l’égard du cabinet, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, faisant ainsi écho à l’article 20 précité : « exerce […] sous sa responsabilité ».
  3. Enfin, la cour de cassation relève, à juste titre, que la relation de sous-traitance implique l’absence de lien de subordination entre le sous-traitant et le cabinet. En revanche, de manière plus surprenante, la cour de cassation semble conclure à l’impossibilité de superviser dans une relation de sous-traitance, et conditionner la capacité à superviser des travaux à l’existence d’un tel lien de subordination.

La cour de cassation rappelle également que la prérogative de la profession comptable est nécessaire pour « garantir la transparence financière (et) la bonne exécution des obligations fiscales, sociales et administratives des acteurs économiques » et que ces objectifs sont assurés par des professionnels titulaires d’un diplôme (le DEC), ayant prêté serment, soumis à un code de déontologie et à des normes professionnelles, faisant l’objet de contrôles réguliers et impérativement couverts par une assurance professionnelle.

Par ailleurs, la cour d’appel avait énoncé un argument supplémentaire qui n’a pas été repris par la cour de cassation. La cour d’appel avait relevé que le cabinet n’avait « délégué aucun expert-comptable, même par intermittence, au sein de la sous-traitante, pour veiller au respect des dispositions légales relatives aux conditions d’exercice de cette profession ». Cet argument n’est pas repris dans les conclusions de la cour de cassation qui semble écarter l’idée qu’une telle supervision aurait pu régulariser la situation, le juge semblant consacrer le principe de l’impossibilité de superviser sans lien de subordination.

Cette décision conclut donc à l’impossibilité de sous-traiter des travaux entrant dans le champ de la prérogative d’exercice à un non-membre de l’Ordre des experts-comptables, quelle que soit le niveau de la supervision assuré par l’expert-comptable donneur d’ordre, allant ainsi à l’encontre de notre propre doctrine.

Sur le plan strictement juridique, il est vrai que l’application littérale de l’article 20 de l’ordonnance peut conduire à une telle interprétation : exercer des prestations comptables sous sa responsabilité sans être inscrit serait en soi illégal.

Il est en revanche regrettable qu’une telle procédure, menée qui plus est par une institution au service de la profession, conduise à placer, de fait, en infraction de nombreux cabinets qui délèguent une partie des tâches à faible valeur ajoutée à des prestataires extérieurs non-inscrits et qui assurent un niveau satisfaisant de supervision de ces travaux.
Par ailleurs, la sous-traitance est en soi un outil de flexibilisation des coûts à laquelle les cabinets devraient pouvoir recourir comme n’importe quelle entreprise.
Enfin, cette décision propulse notre profession dans une dynamique contraire à l’évolution générale du marché du travail, avec une tendance à la marginalisation du salariat.

Certains s’interrogent sur la possibilité de conclure une convention d’externalisation avec un membre non-inscrit à l’Ordre qui prévoirait une décharge totale de la responsabilité du prestataire. Cette solution semble toutefois hasardeuse, et seul un dépoussiérage de l’ordonnance permettrait de sécuriser une situation très incertaine.
S’agissant de la sous-traitance à des sociétés situées à l’étranger (Par exemple Madagascar), la position du Conseil National est d’affirmer sa possibilité dans la mesure où la société est inscrite à l’ordre de son pays d’installation. Notre rôle de syndicat est de vous alerter sur l’incertitude autour de cette situation, dans la mesure où la loi pénale est d’interprétation stricte, et que l’article 20 de l’ordonnance parle d’inscription au « tableau de l’ordre » et non au tableau d’ « un » ordre. Une telle interprétation, couplée aux analyses juridiques de la présente jurisprudence, reviendrait d’ailleurs à admettre la possibilité pour des cabinets inscrits à l’étranger d’exercer directement en France, et non seulement en qualité de sous-traitant. Sur ce point, les apprentis sorciers s’inventent peut-être législateurs après avoir ouvert la boite de pandore.

De manière plus générale, si la prérogative est un actif dont nous devons prendre soin, cela ne doit pas nous conduire à l’étendre à tout prix ! Cette jurisprudence illustre comment l’idée de renforcement de notre monopole conduit des cabinets parfaitement respectables dans une situation d’illégalité sanctionnable pénalement, et disciplinairement. Cette interdiction absolue de la sous-traitance est une entrave à la liberté d’entreprendre qui pourrait conduire une juridiction européenne à s’interroger sur l’équilibre entre le périmètre de l’article 2 et l’intérêt du client final. Qui trop embrasse, mal étreint.
La délégation de travaux à faible valeur ajoutée permet aux cabinets de retrouver de l’oxygène dans un contexte où le recrutement est compliqué et où la nécessité de dégager du temps pour se former et mettre en place de nouvelles missions valorisantes devient cruciale.
Le monopole ne doit pas se transformer en contrainte pour les cabinets ! Il doit être l’occasion de les valoriser dans des travaux à forte valeur ajoutée, avec l’extension et l’évolution de la prérogative vers un statut de tiers de confiance offrant des contreparties concrètes à nos clients.
Oui au monopole, mais pas à n’importe quel monopole !

La prérogative est un actif commun à tous les confrères qui mérite un vrai débat de fond, sans tabou, parce qu’il serait peut-être temps que la profession sauve ses propres fesses.