RENFORCER la prérogative et libérer le potentiel des experts-comptables
Sous titre
S’ENGAGER concrètement dans l’attractivité de la profession
L’interdiction de la sous-traitance est-elle une bonne nouvelle ?
Dans un arrêt du 4 octobre 2022, la chambre criminelle de la Cour de cassation a condamné un cabinet d’expertise-comptable à une amende de 30 000 euros avec sursis pour complicité d’exercice illégal, au motif qu’il faisait appel à une société non-inscrite à l’Ordre pour la réalisation de « prestations comptables, telles que saisie de comptabilité et établissement des déclarations fiscales » dans le cadre d’un contrat de sous-traitance.
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Cette décision va à rebours du prisme doctrinal de l’Ordre consacrant la faculté de sous-traiter de tels travaux sous réserve d’une supervision effective de ceux-ci par le cabinet donneur d’ordre. Ainsi, jusqu’à cet arrêt d’octobre 2022, seule l’absence de supervision était assimilable à une pratique de couverture de l’exercice illégal du sous-traitant.
Après avoir rappelé que la prérogative de la profession comptable est nécessaire pour « garantir la transparence financière (et) la bonne exécution des obligations fiscales, sociales et administratives des acteurs économiques », le juge rappelle que ces objectifs sont assurés par des professionnels titulaires d’un diplôme (le DEC), ayant prêté serment, soumis à un code de déontologie et à des normes professionnelles, faisant l’objet de contrôles réguliers et impérativement,couverts par une assurance professionnelle.
Ainsi, la Cour de cassation a justifié sa décision par les trois motifs suivants :
1. L’article 20 de l’ordonnance de 1945 dispose qu’« Exerce illégalement la profession d’expert-comptable celui qui, sans être inscrit au tableau de l’Ordre en son propre nom et sous sa responsabilité, exécute habituellement des travaux prévus par les deux premiers alinéas de l’article 2 ». Selon le juge, la notion d’exécution s’analyse de manière objective, c’est-à-dire eu égard à la qualité de leur auteur direct, sans tenir compte de l’existence d’un lien ou non avec le client final. Autrement dit, pour la Cour de cassation, la prestation est illégale dès lors que l’auteur n’est pas inscrit à l’Ordre, et il est sans incidence que ce dernier ne soit pas lié au client final ou qu’un donneur d’ordre inscrit à l’Ordre supervise ses travaux.
2. Pour appuyer l’argument précédent, la Cour de cassation rappelle que le sous-traitant effectue ses travaux sous sa propre responsabilité à l’égard du cabinet, sur le fondement de la responsabilité contractuelle de droit commun, faisant ainsi écho à l’article 20 précité : « exerce […] sous sa responsabilité ».
3. Enfin, la Cour de cassation relève, à juste titre, que la relation de sous-traitance implique l’absence de lien de subordination entre le sous-traitant et le cabinet. Plus surprenant, la Cour de cassation conclut à l’impossibilité de superviser dans une relation de sous-traitance, conditionnant cette capacité a superviser à l’existence d’un lien de subordination.
Sur le plan strictement juridique, il est vrai que l’application littérale de l’article 20 de l’ordonnance peut légitimement conduire à une telle interprétation : exercer des prestations comptables sous sa responsabilité sans être inscrit à l’Ordre est en soi illégal.
Mais au-delà de l’analyse juridique, cet arrêt suscite de nombreux débats au sein de la profession quant à savoir si elle est vertueuse, ou non.
En effet, les partisans d’une interdiction de la sous-traitance y ont vu une victoire pour éradiquer une pratique qu’ils considèrent comme néfaste pour la profession, seule la sous-traitance à des confrères inscrits étant légale à leurs yeux.
Leurs arguments principaux sont :
1. L’intégralité des sous-traitants de cabinets aurait une autre activité directe auprès de clients. Ce seraient donc des « illégaux ».
2. Industrialiser la sous-traitance de ses travaux serait antinomique avec le respect de nos normes professionnelles et de notre déontologie. Pour reprendre leur expression, « l’expertise comptable n’est pas un business ».
3. Permettre la sous-traitance à des non-inscrits accélérait la pénurie de main d’oeuvre.
On peut toutefois s’interroger sur les fondements de ces arguments.
Tout d’abord, si les sous-traitants sont tous des illégaux par ailleurs, ce qui n’est démontré par aucune étude, est-il réellement pertinent de les exclure d’un circuit qui permettait de les identifier et de protéger leurs clients grâce à la supervision effective d’un cabinet ?
Ensuite, si l’industrialisation de la production ne permet pas un respect des normes, alors c’est même une taille limite qu’il faudrait imposer aux cabinets. Dans les faits, de nombreux cabinets de taille intermédiaire démontrent leur capacité à structurer la supervision des travaux et le respect des normes. Ne serait-il pas plus pertinent d’intégrer les sous-traitants dans le calcul du ratio d’encadrement pour éviter une industrialisation hors des normes ?
Par ailleurs, si l’absence de lien de subordination est incompatible avec la notion de supervision, on voit mal en quoi l’inscription du sous-traitant à l’Ordre surmonte cette difficulté. En effet, même dans ce cas, le donneur d’ordre demeure le signataire final et le responsable de la supervision. Si cette supervision est impossible en l’absence de lien de subordination, alors elle l’est, que le sous-traitant soit inscrit ou non à l’Ordre. Pis, cette situation n’est-elle pas pire dans la mesure où le sous-traitant inscrit doit garder une indépendance professionnelle dans ses travaux ?
Affirmer que « l’expertise-comptable n’est pas un business » revient à nier l’essence même de ce qu’est une profession libérale. Une profession réglementée n’est pas une profession fonctionnarisée. La réglementation fixe le cadre dans lequel le dirigeant du cabinet doit gérer ce dernier.
Le monde évolue, le salariat n’a plus la côte auprès des jeunes générations. Cela est peut-être regrettable, cela peut être regretté, mais c’est un fait. Interdire aux cabinets de travailler avec des « freelances » revient à ériger une digue de sable contre les vagues, plutôt qu’à exploiter les vertus de la marée. La sous-traitance est en soi un outil de flexibilisation des coûts à laquelle les cabinets devraient pouvoir recourir comme n’importe quelle entreprise.
Les portes étendards de cette interdiction affirment que la sous-traitance à une société située à l’étranger serait possible dans la mesure où celle-ci est inscrite à l’Ordre de son pays. Toutefois, cela nous semble contraire à la portée de l’arrêt de la Cour de cassation qui prend soin de rappeler que la loi pénale est d’interprétation stricte, et que l’article 20 de l’ordonnance parle d’inscription au « tableau de l’Ordre » et non au tableau d’« un » ordre.
Une telle interprétation, couplée aux analyses juridiques de la présente jurisprudence, reviendrait d’ailleurs à admettre la possibilité pour des cabinets inscrits à l’étranger d’exercer directement en France, et non seulement en qualité de sous-traitant. Sur ce point, les apprentis sorciers s’inventent législateurs après avoir ouvert la boîte de Pandore.
De manière plus générale, si la prérogative est un actif dont nous devons prendre soin, cela ne doit pas nous conduire à l’étendre à tout prix ! Cette jurisprudence illustre comment l’idée de renforcement de notre monopole conduit des cabinets parfaitement respectables dans une situation d’illégalité sanctionnable pénalement, et disciplinairement. Cette interdiction absolue de la sous-traitance est une entrave à la liberté d’entreprendre qui pourrait conduire une juridiction européenne à s’interroger sur l’équilibre entre le périmètre de l’article 2 et l’intérêt du client final. Qui trop embrasse, mal étreint.
La délégation de travaux à faible valeur ajoutée permet aux cabinets de retrouver de l’oxygène dans un contexte où le recrutement est compliqué et où la nécessité de dégager du temps pour se former et mettre en place de nouvelles missions valorisantes devient cruciale.
Cet arrêt de la Cour de cassation doit être accueilli comme une mauvaise nouvelle pour la profession en ce qu’il menace grandement la légitimité d’une prérogative vitale pour bon nombre de cabinets. Le juge étant souverain, l’interprétation qu’il fait de l’ordonnance doit nous pousser à proposer une normalisation de la supervision des sous-traitants, tenant compte de l’absence de lien de subordination. Cette norme aurait à traiter le cas de la sous-traitance à des non-inscrits, à des sociétés étrangères et aux sous-traitants inscrits.
C’est à ce prix que nous permettrons aux cabinets d’oeuvrer pour la garantie de « la transparence financière (et) la bonne exécution des obligations fiscales, sociales et administratives des acteurs économiques » tout en embrassant les évolutions contemporaines de leur environnement.
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