RENFORCER la prérogative et libérer le potentiel des experts-comptables
Sous titre
S’ENGAGER concrètement dans l’attractivité de la profession
La prérogative d’exercice est-elle en danger ?
Avant d’aborder la définition de la prérogative d’exercice ainsi que l’épineuse question de son périmètre et de ce qui pourrait le menacer, il est nécessaire de rappeler les raisons pour lesquelles notre profession est réglementée.
POURQUOI LA PROFESSION EST-ELLE RÉGLEMENTÉE ?
La motivation du caractère réglementé d’une profession prend sa source dans la volonté des pouvoirs publics de protéger les intérêts de ceux qui font appel aux services délivrés par cette profession, en raison du danger que pourrait représenter pour les clients l’accès à des professionnels ne présentant pas les garanties minimales estimées nécessaires pour réaliser les prestations attendues sans préjudice grave pour le bénéficiaire des prestations. Les professions réglementées le sont donc généralement en raison du niveau élevé de qualification requis pour les exercer et de la moralité des professionnels.
S’agissant plus spécialement de la profession d’expert-comptable, et du fait de la connexion forte entre comptabilité et fiscalité et du rôle fondamental joué par notre profession dans la détermination de l’assiette et dans la déclaration et le paiement d’un volume significatif d’impôts directs et indirects. On comprend également que les pouvoirs publics avaient pour objectif lorsqu’ils ont décidé du caractère réglementé de la profession, de protéger non seulement les intérêts des clients, mais également ceux de l’Etat français. Le caractère réglementé de la profession repose sur la notion d’intérêt général qui confond les intérêts de l’Etat et ceux des clients de notre profession.
QU’EST-CE QUE LA PRÉROGATIVE D’EXERCICE ?
La prérogative d’exercice, souvent appelée « monopole des experts-comptables » est définie en ces termes à l’article 2 de l’Ordonnance de 1945 :
« Est expert-comptable…celui qui fait profession habituelle de réviser et d’apprécier les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n’est pas lié par un contrat de travail. Il est également habilité à attester la régularité et la sincérité des comptes de résultats.
L’expert-comptable fait aussi profession de tenir, centraliser, ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n’est pas lié par un contrat de travail… »
L’article 20, alinéa 2, de l’Ordonnance n° 45-2138 du 19 septembre 1945 dispose par ailleurs que :
« Exerce illégalement la profession d’expert-comptable celui qui, sans être inscrit au tableau de l’Ordre en son propre nom et sous sa responsabilité, exécute habituellement des travaux prévus par les deux premiers alinéas de l’article 2 ou qui assure la direction suivie de ces travaux, en intervenant directement dans la tenue, la vérification, l’appréciation ou le redressement des comptes ».
Cette définition assez large pose plusieurs questions :
• Doit-on comprendre que l’exercice illégal s’entend de l’exercice d’un seul des travaux visés à l’article 2 ou de plusieurs de ces travaux ?
• Comment interpréter le 2e alinéa de l’article 2 : « L’expert-comptable fait aussi profession de tenir, centraliser,ouvrir, arrêter, surveiller, redresser et consolider les comptabilités des entreprises et organismes auxquels il n’est pas lié par un contrat de travail » : Doit-on considérer que chaque virgule du 2e alinéa de l’article 2 doit être interprétée extensivement (remplacer la virgule par un « ou ») ou restrictivement (remplacer la virgule par un « et »), ce qui, dans cette 2e hypothèse, ne qualifierait d’exercice illégal que l’accomplissement cumulatif de plusieurs des travaux, alors que le « ou » aboutirait à considérer que l’accomplissement isolé d’une seule des tâches visées à l’article 2 suffirait à qualifier
l’exercice illégal.
La Cour de cassation a récemment tranché cette question dans une affaire d’exercice illégal, en estimant tout d’abord que le monopole des experts-comptables était justifié par l’intérêt général.
Les magistrats ont motivé leur décision en précisant que l’interdiction faite aux experts-comptables, « dont l’exercice de la profession est protégé », de sous-traiter ces opérations comptables à des tiers non inscrits au tableau de l’Ordre, était « une conséquence nécessaire de la réglementation de leur activité ».
La Haute juridiction a ainsi estimé que le monopole des experts-comptables était justifié par l’intérêt général et ne portait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre.
La jurisprudence de la Cour de cassation est néanmoins fluctuante sur l’inclusion de la tenue comptable dans le monopole des experts-comptables, et la position récente n’est pas nécessairement gravée dans le marbre.
QUELLES SONT LES MENACES QUI PLANENT SUR CETTE PRÉROGATIVE D’EXERCICE
La prérogative d’exercice des experts-comptables français pourrait être perçue comme étant en danger pour plusieurs raisons potentielles :
• Une raison technologique liée à l’évolution de l’automatisation,entrainant l’émergence d’une nouvelle forme de concurrence
Avec l’essor de la technologie, notamment des logiciels de comptabilité et de l’intelligence artificielle, certaines tâches traditionnellement effectuées par les experts-comptables peuvent désormais être automatisées, et cette proportion de tâches automatisées ira en grandissant de façon exponentielle dans un futur proche. La mise en oeuvre de la facture électronique constituera probablement une étape décisive dans l’automatisation de la comptabilisation des flux. L’augmentation des offres de services en ligne, souvent à moindre coût, représente une concurrence nouvelle pour les cabinets d’expertise comptable traditionnels. Des plateformes en ligne proposent des services de comptabilité à des prix compétitifs, et le phénomène va en s’amplifiant.
• Des raisons économiques : la pression concurrentielle internationale et la financiarisation de la profession, l’évolution des attentes du marché, la flexibilité des cabinets.
La mondialisation et la présence de cabinets d’expertise comptable internationaux en France ajoutent une pression concurrentielle supplémentaire. Ces cabinets disposent souvent de ressources plus importantes pour investir dans les nouvelles technologies et proposer une gamme de services plus large, et il faut conserver à l’esprit que la prérogative d’exercice telle que nous la connaissons n’existe pas dans la majorité des autres pays développés. Par ailleurs, le caractère réglementé de la profession constitue un frein à la financiarisation des cabinets en France en raison des contraintes liées à la détention du capital, alors que ce phénomène est une tendance mondiale.
Les clients cherchent de plus en plus des services intégrés qui vont au-delà de la comptabilité traditionnelle, tels que des conseils en stratégie, en fiscalité, en transformation digitale, etc. Les experts-comptables doivent donc diversifier leurs compétences et leurs offres pour rester compétitifs.
Enfin, l’évolution récente de la jurisprudence interdisant le recours à la sous-traitance de la tenue comptable à des non membres de l’Ordre constitue pour les cabinets une limitation aux possibilités d’adapter leur organisation à une évolution rapide de leur activité, en les contraignant à recourir exclusivement au salariat.
• Des raisons sociologiques : le salariat est l’unique possibilité de travailler pour les comptables, mais ce statut est-il accepté par tous au XXIe siècle ?
La crise du Covid a mis en évidence le fait que les salariés de cabinets d’expertise comptable étaient parfaitement capables d’accomplir leurs travaux à distance en totale autonomie. Le développement du télétravail dans les cabinets a ainsi été une conséquence directe de cette prise de conscience. Par ailleurs, la génération Z, qui est en recherche d’un équilibre plus grand entre travail et vie privée, se satisfait de moins en moins de l’exercice d’une activité professionnelle dans le carcan du salariat et ses contraintes telles que le lien de subordination qui caractérisent une vision verticale de la relation professionnelle. Or, l’obligation d’exercer le métier de comptable dans un statut exclusif de salarié risque fort de détourner de ce métier des générations entières de jeunes professionnels qui n’aspirent pas forcément à devenir experts-comptables et qui rejettent le statut de salarié.
• L’adaptation de la Législation et de la Réglementation aux évolutions
Faire de la tenue aujourd’hui requiert-il les mêmes compétences techniques qu’en 1945 ? L’évolution des technologies donne t-elle aujourd’hui à la réalisation de travaux de tenue le même poids que celui que ces travaux avaient en 1945 ? L’article 2 de l’Ordonnance de 1945 instituant la prérogative d’exercice a été rédigé à une époque où la tenue comptable était manuelle, et où il était impossible de dissocier cette tâche des autres travaux aboutissant à l’établissement des comptes, ce qui n’est évidemment plus le cas aujourd’hui.
Les changements législatifs et réglementaires prenant en compte ces évolutions peuvent ainsi affecter le champ d’exercice des experts-comptables, afin de permettre à d’autres professionnels de réaliser des missions auparavant réservées aux experts-comptables.
En se plaçant du point de vue des clients ayant recours aux experts-comptables ou des pouvoirs publics, la prérogative d’exercice présentée comme une garantie de qualité des travaux, d’intégrité morale et de sécurité de la détermination et de la collecte de l’impôt offerte par les professionnels, est également perçue comme une rente, qui, aux yeux de ces observateurs, se justifie de moins en moins pour les professionnels en question.
Même si le caractère réglementé de la profession reste aujourd’hui l’option privilégiée par les pouvoirs publics, le jour où les garanties exigées en termes de qualité pourront être offertes par le marché libre, notamment sur l’activité de tenue comptable prise isolément, la question pourra se poser du maintien de cette activité dans le périmètre de nos prérogatives d’exercice. On peut se demander si l’obstination des partisans d’une vision globale à considérer la tenue comptable comme un élément indissociable de la révision et de l’établissement des comptes ne conduira pas in fine à fragiliser tout l’édifice de notre réglementation, le bébé risquant fort d’être jeté avec l’eau du bain.
Comme le relève ActuelEC1 dans un article en date du 21 septembre 2020, l’IGF [inspection générale des finances] avait également pris position en 2014 dans ses fameux rapports sur certaines professions réglementées. Elle considérait que les exigences de qualification professionnelle sont disproportionnées pour la tâche de tenue comptable. Ce qui revient à dire que la réglementation française ne serait pas conforme au droit de l’Union européenne. Et en 2017, la Commission européenne est venue se joindre au débat sans pour autant engager de contentieux contre la France en ce qui concerne le monopole de la prestation (externalisée) comptable — elle pourrait pourtant le faire dans son rôle de gardienne des traités de l’Union européenne. « La France [doit] clarifier l’étendue des activités réservées aux experts-comptables, en particulier concernant les tâches telles que la saisie comptable électronique en lien avec la jurisprudence nationale et l’arrêt C-79/01 », précise-t-elle dans une recommandation, un document qui n’a théoriquement aucune portée juridique. Rappelons également que les prestations comptables doivent en principe être libres dans l’Union européenne. Cela n’interdit pas d’imposer une « restriction » nationale dans ce domaine mais à la condition qu’elle soit justifiée, proportionnée et non-discriminatoire.
Dans un contexte voisin, on a tous en mémoire les conséquences du refus obstiné d’adapter la mission de commissaire aux comptes dans l’environnement des PME au nom du dogme :
« un audit est un audit » sur le sort de ces mandats.
Aussi, et dans une démarche de renforcement de notre prérogative d’exercice sur les aspects intellectuels de notre mission et sur notre indépendance, peut-être est-il temps de nous interroger sur le périmètre de notre prérogative et d’engager un renforcement de celle-ci en étendant la prérogative comptable par une prérogative fiscale, à l’instar de certains de nos voisins européens.
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